Portrait villageois : Le Seigneur Raymond

Publié le par Pedro Milanus

Dresser le portrait de Raymond Martin est à Cabriès un exercice convenu. Il y a même, dans le cadre de cet exercice, de véritables mots-clefs que tout le monde attend et des gardiens du temple, comme s'il s'agissait d'une idole.

Il est devenu si habituel, dans notre commune, de rendre hommage au personnage, de louer ses exceptionnelles qualités intellectuelles et humaines, le caractère visionnaire de ses choix et, bien sûr, son incomparable talent oratoire.

Il est devenu si courant d'en parler avec les mêmes personnes, en utilisant les mêmes expressions, que le résultat est toujours si tristement prévisible, voire ennuyeux.

Peut-être est-il temps de sortir des sentiers battus...

Certes, les hommages fréquemment et invariablement rendus à Raymond Martin sont amplement mérités, tant il est vrai que les choix qu'il a su arrêter ont fixé les fondements du cadre de vie dont nous jouissons aujourd'hui.

Raymond Martin aura jeté sur le sol de Cabriès les quelques masses de granit sur lesquelles nous vivons encore et qu'unanimement nous souhaitons conserver. C'est le fondateur que l'on admire en réalité. Et c'est au fondateur qu'on aura érigé une statue.

Car à Cabriès, Raymond Martin, c'est la statue du commandeur. Rien de plus, rien de moins.

Mais le personnage quasi-mythique ne nous éloigne t'il pas fatalement de la personne réelle ? La statue ne fait-elle pas de l'ombre à l'homme ? Le mythe n'est-il pas l'ennemi de la réalité ?

Qui était vraiment Raymond Martin ?

En posant cette question à ceux qui l'ont fréquenté, et en particulier à ses anciens adjoints, on recueille des témoignages étonnants et des anecdotes savoureuses.

Certains rappellent que l'homme était volontiers moqueur, qu'il lui arrivait de formuler des remarques assassines, toujours avec humour, parfois avec cruauté.

D'autres précisent que l'homme avait certes des convictions, mais qu'il n'était dupe de rien : ni des idéologies, ni de ceux qui campent sur des principes généraux pour ne servir que des intérêts personnels. De tout cela, Raymond Martin était désabusé.

D'aucuns insistent sur le fait que lui, le juriste, l'avocat, avait parfois des manières assez peu juridiques de régler les désaccords, les litiges. Raymond Martin préférait la paix, le dialogue, quitte à négliger les procédures et les conventions. Pour lui, ce grand pragmatique, le résultat prévalait sur toute autre considération.

Ses anciens compagnons de route savent qu'il avait une manière bien à lui de prévenir, au sein de ses propres équipes, les désaccords et les dissidences. Il faisait mine de ne pas les voir et pesait de toute son aura pour que la situation s'aplanisse.

Une ancienne conseillère municipale rappelle ainsi qu'à l'occasion du vote d'une délibération, elle avait souhaité marquer sa dissonance, en s'abstenant. Le lendemain, Raymond Martin lui dira : "au fait, pour le vote d'hier, tu as oublié de voter, j'ai donc fait inscrire que tu avais voté pour".

Ecce homo.

A tout prendre, quel était le trait dominant de sa personnalité ?

Raymond Martin était en quête d'absolu : c'était là la seule chose qui aurait pu combler l'ampleur de son âme. Lorsqu'il s'intéressait à un sujet, il allait au fond des choses et recueillait les moindres détails. C'est cette inclination qui, avec le temps, avait fait de lui un érudit. Un vrai, pas un "doctus cum libro" (savant avec un livre).

Mais il paraît que, dans ce monde, celui qui ajoute à sa connaissance, ajoute à sa souffrance. Et pour soulager cette souffrance, certains hommes ont tendance à recourir à des procédés qui à la fin finissent par les consumer.

Ecce homo.

A tout prendre, l'homme est peut-être moins impressionnant que sa statue, mais il est bien plus touchant.

C'est sa complexité qui en faisait un seigneur : le Seigneur Raymond.

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